Fonds de dotation
Jean-Pierre Bertrand

Projection

par Dominique Païni, critique d’art et commissaire d’exposition

Jean-Pierre bertrand © DR
Projection
© Jean-Pierre Bertrand - ADAGP

Se rapprocher de l’image est un fantasme courant chez les cinéphiles. Ne sont-ils pas familiers des premiers rangs des salles de cinéma ? Être dans l’image, s’y perdre, en être entouré, n’est pas un désir étranger à l’enfermement, à l’oubli du monde : substituer à ce dernier son illusion. Dans Les Carabiniers (1963), Jean-Luc Godard en faisant vivre la brutale expérience à l’un de ses deux héros, Michel-Ange. À vouloir trop voir sur et dans l’image, l’approche chorégraphique du moi du Carabinier se terminait au fond d’une fosse d’orchestre. Hagard, secoué et épouvanté, Michel-Ange se retournait alors, son corps devenu l’écran opaque pour les images du film qui continuaient de défiler. Il faisait la très douloureuse épreuve d’affronter la source lumineuse de la projection, « au risque de la vue », comme le dit un jour Hubert Damish pour préfacer une belle exposition marseillaise57. Pour Damisch, le cinéma aura été, biographiquement, une violence faite à la vue. Dans son installation, Jean-Pierre Bertrand prend cette violence à la lettre. Pour lui aussi, « la vision ne va jamais sans risque » et « son opération peut éventuellement se retourner contre elle-même ». D’ailleurs, « les voies nouvelles et multipliées que le cinéma a ouvertes à la pulsion scopique ne l’ont été (et n’ont pu l’être) qu’au risque d’un aveuglement »58. Filmer le soleil, regarder le projecteur, affronter le soleil, des machines bien antérieures à l’invention du cinéma, dès le XIIIe siècle, furent conçues pour observer le soleil. Avant Roger Bacon (1214-1294), des astronomes avaient fait l’expérience brûlante de ne pas se méfier du soleil en voulant l’observer. Ce moine imagina un écran sur lequel venaient se projeter les rayons de lumière afin de les étudier sans crainte59. Jean-Pierre Bertrand a conçu une machine digne de ces agencements très sophistiqués des savants de la Renaissance, si ceux-ci avaient été dotés de la technologie contemporaine. Mais la différence technologique n’est pas principale. La « tour » de Bertrand est imaginaire et symboliquement une machine « léonardienne » qui organise la rencontre de la vue et du soleil comme si l’artiste voulait vérifier cette certitude de Rodin : « la beauté change vite, presque comme un paysage que modifie sans cesse l’inclinaison du soleil ».
Par cette version inattendue d’un « Kaiser-panorama », qui impose une position assise immobile et inconfortable de vision au spectateur (toujours se souvenir de Platon et de Diderot) et à laquelle s’ajoute l’éblouissement d’un projecteur en vis-à-vis qui gêne la perception des images, Bertrand offre une paradoxale performance filmée : filmer « à pied », accomplir en marchand des panoramiques (d’où la nature de l’installation qui évoque certaines curiosités optiques du XIXe siècle), rencontrer son ombre, affronter le soleil qui en est la cause, donner à voir le monde comme installation. Les choses, les lumières et les ombres seraient déjà des images filmées et le soleil en serait le projecteur primordial. Le monde non pas filmable mais déjà filmé, déjà de la représentation, déjà une projection. La « tour » de Bertrand, phare paradoxal dont les faisceaux dispensent leur énergie à l’intérieur de sa colonne, réalise un autre rêve, moderne celui-ci, bien éloigné de la fantaisie picturale de Diderot mais aussi bouleversant, l’extase photoprojective de Robert Smithson :

« La lumière du soleil de midi cinématisait le site, faisant du pont et de la rivière une image sur-exposée. Quand je la photographiai avec un instamatic 400, ce fut comme si je photographiais une photographie. Le soleil devenait une ampoule monstrueuse qui projetait une série d’images fixes détachées à travers mon Instamatic jusque dans mon œil. Quand je franchis le pont, c’était comme si je marchais sur une énorme photographie faite de bois et d’acier, et au-dessous la rivière était là comme un énorme film qui ne montrait qu’une image vide60. »

La projection est une forme d’hypnose. Des artistes conceptuels, tels Smithson, Bertrand ou, d’une manière encore différente et voisine à la fois, James Turrell, exposent les dérèglements de la vision, au sens « d’avoir des visions ». Bertrand suggérerait-il alors un autre transport, oublié jusqu’à présent, échappant à la raison, vers les régions inconnues de la rupture sensori-motrice que l’enfermement projectif de Bertrand traduit : « l’éblouissement mental », l’hallucination, le fol aveuglement ?

Dominique Païni, « Jean-Pierre Bertrand », Le Transport de l’image, Paris, Hazan-Le Fresnoy-AFAA, 1997, pp. 191-193

Dominique Païni
Commissaire d’exposition

1998
Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains, Tourcoing
’’Le transport de l’image’’, vue partielle d’exposition
Commissariat : Dominique Païni

Film 16 mm couleur, 4 projecteurs 16mm, tour en métal
370 × 120 × 120 cm.

© Jean-Pierre Bertrand - ADAGP

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