Fonds de dotation
Jean-Pierre Bertrand

’’Ce que je fais est de l’ordre du vivant !’’

Par Corine Pencenat, critique d’art et essayiste

Jean-Pierre Bertrand se réclame d’un art équivalent de la vie, comme toutes les avant-gardes du XXe siècle. Mais les années 70 signent l’arrêt de cet élan du dépassement de l’art par lui- même. L’ultime avant-garde, L’internationale Situationniste s’auto-saborde en 1972. Dans un contexte où le schème progressiste d’une histoire de l’art est dissout, quel peut être ce vivant dont l’artiste n’hésite pourtant pas à se réclamer à l’aube des années 1980 ?

Jean-Pierre bertrand © DR
Exposition personnelle, vue partielle
© Jean-Pierre Bertrand - ADAGP

L’espace comme milieu

Contemplant les grandes plaques lumineuses qui alternaient les intensités chromatiques, le regard glissait sur les à-côtés, obéissant à la vibration qu’elles communiquaient comme s’il n’y avait rien à voir. Rien à voir, mais beaucoup à sentir à partir de cet accrochage sur les cimaises du Magasin, à Grenoble en 1987. Au fur et à mesure de la marche, l’espace autour des œuvres et de mon corps respirait, ondulait, se rétrécissant et s’élargissant en fonction de leurs dispositions. Vision frontale et balayage : c’est ainsi que Jean-Pierre Bertrand caractérisait l’effet de l’installation de ses plaques (282 x 82 x 2,5 cm) disposées dans l’espace.

Plan de l’exposition © Jean-Pierre Bertrand - ADAGP

Le milieu comme lieu

Ces plaques qu’il nomme Un-Multiples, conçues pour former un ensemble, agissent comme un appeau pour la perception, qui se laisse prendre par l’expérience architecturale de l’espace. Le corps en mouvement en appréhende la globalité dans une succession évolutive, semblable à celle d’une œuvre musicale. La maquette et le dessin en seraient les partitions. L’artiste intervient par un jeu intuitif et précis de combinatoires, de sorte que le corps du spectateur appréhende pendant son déplacement une transformation de l’espace en un lieu, parce qu’il s’y crée des relations perceptibles, sensibles. C’est ainsi que l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand opère : par des stratégies de spatialisation du temps.

Jean-Pierre Bertrand, 13 ans avant l’an 2000, vidéogramme © Jean-Pierre Bertrand - ADAGP

Le lieu c’est le corps

Cette même année 1987, il réalise un court-métrage du même titre que le précédent. C’est qu’il parle de la même affaire. Autrement. Jean-Pierre Bertrand filme la fin du dîner avec Jean Fonchain racontant le plaisir du corps qui conduit, et se laisse conduire par une moto lancée à grande vitesse (2). La transformation du visage reflète la mémoire de cette adaptation constante aux courbes de la route dans ses mouvements d’accélération et de décélération. Le plaisir de l’homme saisi en plan fixe est communicatif. C’est celui, kinesthésique, de la coordination du mobile, du corps-bolide qui, en épousant le ruban d’asphalte, maintient l’équilibre dans le mouvement. La caméra enregistre cette érotique de la vitesse qui transpire dans les mouvements du visage et des mains, dans les inflexions de la voix. La question du corps, de sa relation avec un environnement en évolution rapide et constante, y est centrale. Ce qui se transforme ici n’est pas ce qui passe. Il ne s’agit pas de la trajectoire d’un mobile sur une ligne, mais de ce qui est en train d’avoir lieu : une captation simultanée de tous les sens mobilisés dans et par le corps, d’un ensemble qui doit changer à la même milliseconde près, pour maintenir l’équilibre d’une moto lancée à grande vitesse. Et dans le trajet s’accomplissant, conserver une homéostasie du mouvement. Sur une moto, la vitesse ne permet de maintenir l’équilibre du mouvement que s’il y a une appréhension spatiale du défilement du temps, de la route donc, mesurée dès lors en kilomètres/heures… Qu’est-ce qui agit dans ces instants ? Le corps et la psyché, car il y a bien du mental en ces moments, mais il ne s’agit pas de l’esprit. Pour le comprendre, il suffit de considérer que le motard voulant calculer l’incidence de la courbe avec l’angle plus ou moins aigu de la moto sur la route pendant qu’il prend le virage aura toutes les chances de partir dans le décor… Tout comme ce jeune couple qui dans l’amour vérifie sur une application si les gestes accomplis observent le respect dû ! On peut y penser avant. Projeter mentalement le corps en amont, c’est littéralement visualiser la situation, d’un plongeon par exemple. Mais pendant ? Le plaisir provient de ce vide laissé par l’esprit en retrait, qui cède la place à une appréhension « directe », « intuitive » de l’espace et de l’ajustement de soi dans le mouvement avec ce qui devient alors un.e partenaire, garçon ou fille, moto ou surface de l’eau ! Et cela parce qu’avant d’être une intention, le geste est l’expression d’une corporéité commune avec un autre, le tenant-lieu de mère dans la prime enfance. Tout geste s’exprime à partir de cet espace relationnel (3).

Contrairement aux XIXe et XXe siècles, où les artistes qui intégraient la vitesse devaient désintégraient l’espace (4), Jean-Pierre Bertrand à l’orée du XXIe siècle, lui restitue une matérialité. Et ce, parce qu’il autorise chez le spectateur une expérience du temps toujours en train d’évoluer, et qu’il rend cette transformation constante perceptible en la situant à l’endroit des sensations qui, de par la genèse du petit d’homme, sont en tout en premier lieu spatiales. À l’heure où la vitesse des technologies de l’information efface toute relation à l’espace, voici qu’il sollicite ce qui en chaque spectateur réunit le corps et la psyché - qui n’est donc pas l’esprit - mais plutôt son « âme », contrecarrant ainsi les effets délétères et dissociant du monde contemporain.

Jean-Pierre Bertrand, 54 volumes de sel - Le poid d’un homme en sel © Jean-Pierre Bertrand - ADAGP
Galeries contemporaines, vue partielle d’exposition © Jean-Pierre Bertrand - ADAGP
Le livre de sel, Note photographique de Jean-Pierre Bertrand (document d’archives), circa 1985 © DR

Transformation

Les trois étapes d’un même matériau visibles sur ces photos montrent comment une œuvre évolue conceptuellement et matériellement. 54 volumes de sel (image 1) seront divisés en deux (image 2) pour constituer deux colonnes juxtaposées (image 3). La troisième image est un montage qui préfigure la proposition faite en 1990-91 à l’exposition de Tourcoing d’un Livre de sel. Ce sont des états transitoires : « L’œuvre serait dans le va-et-vient des pièces elles- mêmes. » (5) Le livre de sel est le fruit d’une maturation invisible qui voit en une dizaine d’années
une proposition déclarée anthropomorphe, Le poids d’un homme de sel, passer au stade mythologique d’un livre d’avant l’écriture. Ces transitions répondent à une méditation de l’artiste sur l’existence d’un corps ancien auquel tout ce qu’il fait appartiendrait, une méditation sur l’existence d’un lieu que l’on a connu avant d’être né et que l’on retrouve au moment où l’on meurt (6), qui laissait à l’époque son audience perplexe…
Le choix des matériaux qu’il fait dans les années 70 et au tout début des années 80, (végétal : le citron ; minéral : le sel ; organique : le miel) renvoie à chacun des règnes du vivant. Il est très clair là-dessus : utiliser ces matériaux, c’est donner vie à la matière (7). Et donner vie, c’est accepter le changement. « Ce sont des choses qui continuent de vivre au-delà de celui qui les a faites. » (8) Cette prise en compte de la transformation et de toutes ses conséquences, rend sensible, et perceptible une dimension métaphysique propre à ce que l’œuvre convoque.

Jean-Pierre Bertrand, Le livre de sel © Jean-Pierre Bertrand - ADAGP

Le vivant

Lors d’une exposition de Jean-Pierre Bertrand, le spectateur éprouve l’existence d’un présent toujours en train de changer et donc toujours à son commencement. Le voici confronté à l’éternité de la transformation du temps. À une forme d’éternité du temps. Par la réalisation concrète, matérielle d’un phénomène dépassant tout un chacun, l’œuvre qui conduit du physique au métaphysique véhicule une conception du vivant qui part du physico-chimique, et va au-delà. Le vivant que Jean-Pierre Bertrand défend est celui qui aujourd’hui est au centre des débats sur l’anthropocène, sur notre relation à la terre et à ceux qui l’habite. Difficilement audible pour des raisons qui ne peuvent ici être considérées (9), l’œuvre de l’artiste brille aujourd’hui de toute une actualité préparée par les années 60 et 70, marquée par l’émergence d’une conscience cosmique et planétaire qu’elle affirme, et métabolise dès l’aube des années 80.

Jean-Pierre Bertrand, Le livre de sel, Photo de constat d’état, Collection Frac Grand Large – Hauts de France, 2005. © DR

Après la fin des avant-gardes, une pensée de l’éternité comme transformation irrigue cette autre conception du vivant
Je crois que c’est là une des raisons qui voit l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand exister en dehors de toute chronologie. À une temporalité linéaire et progressiste s’est substituée une pensée de l’éternité qui pose la continuité de la transformation et par conséquent celle de la discontinuité ! Ces boîtes que le sel finit par exploser sont entièrement partie de son œuvre. Loin d’être des rebuts ou des déchets, voire des reliques, elles sont la preuve de ce par quoi nous pourrions retrouver un sens du commun partageable et partagé en nous arrimant bien en deçà et au-delà du logos, à l’endroit des sens grâce auxquels nous nous savons partie d’une humanité plus large que celle que l’Humanisme a transmise. En amont du tournant anthropologique de ces vingt dernières années (10), Jean-Pierre Bertrand propose un nouveau pacte imaginaire avec le spectateur qui allie l’humain au non-humain grâce à cette dimension plus-qu’humaine (11) qu’il introduit dans son œuvre : celle du temps en sa transformation, force de vie et de mort indifférente, toujours émergente et laissant place au hasard. Dès lors, il peut se concevoir que quelque soient ses états, toute œuvre de Jean-Pierre Bertrand continue. Et que si elle disparaît, elle est encore là.
— Elle existe toujours l’œuvre perdue. Si les boîtes dans cent ans, tout s’est affaissé etc. eh bien ! il restera cela. Cela n’a pas disparu, cela ne s’est pas volatilisé. Je n’aime pas le mot témoignage de quelque chose, ça n’est ni plus ni moins que cela : daté dans le temps avec une origine. Il y aurait à ce moment-là deux dates : quand cela a été fait puis au moment où on le voit (12).
Entre-temps, cette continuité de la transformation dans son présent toujours en renouvellement aura laissé arriver ce qui ne s’attend pas …

NOTES :

titre : 1 Jean Daive, « Consubstantiellement », in Pas encore une image, Strasbourg, L’Atelier Contemporain, 2019, p.
237.
(2) Mathew B. Crawford parle alors d’un homme devenu gyroscopique. Contact, Comment nous avons perdu le monde, comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016.
(3) Catherine Perret, « Mélodies kinesthésiques », Le Tacite, l’Humain, Anthropologie politique de Fernand Deligny, Paris, Seuil, 2021, pp.159 et sq.
(4) Cela commence tôt, et devient manifeste avec les impressionnistes pour se poursuivre au début du XXe siècle chez les cubistes, F.Léger, Delaunay, les Futuristes italiens et russes etc.
(5) Idem, p.5
(6) 6 Voir l’entretien avec Daniel Soutif pour Libération en 1985, et celui avec Doris Van Drathen pour Kunstforum en 1999.
(7) Jean Daive, « Venir à bout du verbe », Penser la perception, Strasbourg, Atelier contemporain, 2022, pp.350-351
(8) Idem, p.352.
(9) Disons très vite que cela à avoir avec le sens de l’histoire dominant à ce moment-là…
(10) Je pense aux ouvrages d’anthropologues, sociologues, philosophes tels que Descola, Viveiros de Castro,Ingold, Latour, Morizot, Desprets etc. qui font vaciller les fondements de la philosophie rationaliste. Voir Pierre
Montebello, Métaphysiques cosmomorphes, La fin du monde humain, Dijon, Les Presses du réel, 2015.
(11) David Abram, Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2013.
(12) Opus cité, p.353

Corine Pencenat
Critique d’art, essayiste


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