Fonds de dotation
Jean-Pierre Bertrand

Les Immatérieux 1985 par Bernard Blistène

Rencontre #9 A LIRE ET A ÉCOUTER

Au début des années 1980, le Centre de Création Industrielle invite le philosophe Jean-François Lyotard et Thierry Chaput à réaliser une exposition sur les nouvelles technologies. Les Immatériaux ouvre en 1985 au Centre Pompidou.

Jean-Pierre bertrand © DR
Affiche de l’exposition Les Immateriaux
© DR

Si ce projet curatorial inédit est incompris et vivement critiqué à l’époque, il est emblématique pour des jeunes générations de commissaires d’exposition, d’historiens de l’art et d’artistes. Régulièrement étudiées par des cycles de conférences au Centre Pompidou (2004 et 2015), l’exposition, sa scénographie et ses archives audios sont aujourd’hui visitables en ligne sur un site dédié de réalité virtuelle (2023).

Cette exposition sans chronologie anticipe les nouveaux imaginaires et modes de création d’aujourd’hui, rhizomiques et génératifs ; caractères que l’on retrouve aussi dans la démarche artistique de Jean-Pierre Bertrand.
Alors jeune conservateur, Bernard Blistène participe au projet, il nous raconte les coulisses de cette exposition pionnière.

INTRODUCTION

Rencontre de l’atelier 9 © Fonds de dotation Jean-Pierre Bertrand

« On va parler des Immatériaux et de ce moment tout à fait étonnant où le Centre Pompidou se livrait à des expositions au caractère assez expérimental, chose que j’aimerais voir revenir. On va parler d’une exposition qui en fait ne se voulait pas une exposition, mais se voulait un terrain d’expérimentation. L’histoire de cette exposition est finalement assez singulière. Jean-François Lyotard qui en est le commissaire, n’est pas à l’origine du projet, mais parallèlement à d’autres personnes qui avaient été mandatées pour réfléchir au projet, il avait reçu une bourse du gouvernement canadien pour prolonger ces recherches en échos aux publications qu’il avait réalisées et dont je reparlerai, entre autres, son premier ouvrage, qui est aussi sa thèse qu’on nous enseignait à la faculté et auquel je ne comprenais absolument rien, qui s’appelle, Discours figure. Comme vous le savez, c’est quelques années plus tard que paraissent ces réflexions sur le postmodernisme, et bien sûr, ce livre tout à fait clé dans son parcours La condition postmoderne et cette fameuse phrase « Nous sommes à l’ère de la fin des grands récits » que tout le monde a citée, que tout le monde a copiée, et qui a conduit d’ailleurs certaines personnes à lui demander justement de réfléchir à ce que l’on pouvait faire après.
Mais cette exposition, les Immatériaux, dont le titre lui aussi est longtemps resté incertain, jusqu’à ce que dans le groupe de travail réuni autour de Jean-François, on lui demande un néologisme pour une exposition qui est, en elle-même, un néologisme. Nous lui avions demandé de ne pas partir d’un mot qui existe, mais de forger un concept, et à ce moment-là, il forge cette notion d’ Immatériaux. Cette exposition est évidemment profondément liée à sa personnalité, et je veux lui rendre hommage parce qu’il était un homme absolument extraordinaire, de ces grands penseurs qui partagent, au point que ne comprenant rien de ce qu’il me disait, bien que j’ai fait des études de philosophie - mais comme vous le savez, les post-structuralistes ont souvent un langage quelque peu abscons- il m’invitait avec ma femme chez lui le soir pour m’expliquer à la fois ce qu’il m’avait dit dans la journée, et, en même temps, me donnait des indications pour que je puisse travailler les jours suivants.
L’histoire était assez cocasse. Je venais d’être nommé par Dominique Bozo au Centre Pompidou, où je rejoignais l’équipe avec Catherine David, qui avait été nommée exactement au même moment. Dominique Bozo avait réuni l’équipe - j’avais un grand respect et une grande admiration pour Dominique Bozo, qui était un peu un mentor pour moi – pour annoncer que parmi les projets qui circulaient au Centre, il y avait un projet porté par le Centre de Création Industrielle - qui ensuite a fusionné avec le musée - qui devait être réalisé par un philosophe. À ce moment : cris d’orfraie de l’ensemble de l’équipe des conservateurs. Mais pourquoi est-ce qu’un philosophe fait une exposition ? Nous, les conservateurs, on est là pour le faire. Dominique Bozo nous explique en quelques minutes quelle est l’intention et lorsque je dis que ça m’intéresse je me fais littéralement injurier par tous mes collègues qui m’accusaient de les trahir. Bien évidemment, je ne mesurais absolument pas que ma position puisse déclencher un pareil conflit.
Mais j’y vais quand même voir et j’ai été absolument subjugué par la parole de Jean-François Lyotard, que je ne connaissais que de certains écrits, dont le livre Dérive à partir de Marx et de Freud, que certains d’entre vous connaissent peut-être, qui était totalement illisible, il faut bien le reconnaître, pour l’homme jeune que j’étais encore à cette époque. Jean-François Lyotard était pour moi de ces figures qui incarnait ce qu’on appelait aux États-Unis la French Theory, mais dont je trouvais que ses écrits étaient beaucoup plus difficiles à appréhender que ceux d’autres philosophes, dont bien évidemment Gilles Deleuze et tous les autres que vous connaissez. Tout cela a fait florès, vous connaissait le livre de François Cusset et l’ampleur que cela a pris, par un effet de feed-back des États-Unis d’ailleurs.
Alors, je vois Jean-François Lyotard et il me présente un homme absolument merveilleux et qui, hélas, va mourir immédiatement après l’ouverture de l’exposition, à tout juste 40 ans, Thierry Chaput, qui avait été mandaté par le Centre de Création Industrielle pour écrire un rapport sur ce que pourrait être, dans un futur plus ou moins lointain, une exposition qui serait consacrée aux nouvelles technologies et aux apports des nouvelles technologies. Thierry Chaput avait remis un rapport au président du Centre Pompidou de l’époque, Jean Maheu, qui lui avait dit vouloir donner une tonalité plus philosophique à l’exposition et qu’il voulait essayer de dépasser l’idée même d’une exposition. À ce propos, rendons hommage à Jean Maheu pour avoir sollicité Lyotard. Cela n’a pas arrangé la tâche pour le jeune bonhomme que j’étais, puisque Dominique Bozo et Jean Maheu se détestaient et que ça a été lorsque les années ont passées, l’une des raisons pour lesquelles Dominique Bozo - bonnes raisons, je dois le dire - a claqué la porte. La bonne raison, c’était l’emprise, et on voit comment les choses ont évolué et l’emprise de plus en plus dangereuse du politique sur l’institution. Dominique Bozo a lutté toute sa vie au point de changer les statuts du Centre Pompidou et d’accéder à la présidence. Je souhaite le meilleur au président qui a été nommé il y a peu, mais nous vivons - et ceux qui sont au Centre Pompidou le savent - en permanence ce conflit entre le politique et le musée, ou plus précisément entre le Centre Pompidou et le musée. Au point que le musée est perçu comme un département au sein du Centre Pompidou, alors que, il faut bien le reconnaître, par sa collection, par ses chercheurs, par ceux qui font cette extraordinaire équipe, le musée ne devrait pas avoir à rendre de comptes sur ce qu’il souhaite réaliser. Mais c’est donc ce climat qui conduit le président du Centre, non pas d’ailleurs à ce que l’exposition soit conçue par le directeur du musée, mais soit sous la tutelle du directeur de l’autre département, c’est-à-dire le Centre de Création Industrielle.
C’est pour essayer de résorber cet écart que Dominique Bozo procédera à la fusion du Musée national d’art moderne et du Centre de création industrielle. Fusion à double tranchant puisqu’à la fois elle donne effectivement au musée une amplitude qui lui permet de constituer les collections qui sont ses collections aujourd’hui, et le travail qui a été fait est un travail absolument gigantesque, mais, en même temps, elle retire peut-être au Centre cette dimension très expérimentale que portait le Centre de Création Industrielle, dont je vous rappelle que le premier responsable avait été le grand François Barré. Donc, dans ce climat-là, on est, comme vous le voyez, au tournant des années 1980, Jean-François Lyotard, qui était né en 1924 et qui va mourir en 1998, arrive avec l’idée de travailler avec Thierry Chapus et de bâtir ce projet collégial. »

Bernard Blistène

Un lieu où se noue le désir et le savoir

Bernard Blistène situe l’exposition les Immateriaux dans la pensée de Jean-François Lyotard, et montre à quel point cette manifestation représente un point de rupture dans le travail du philosophe.

Vue de l’exposition Les Immaterieux © Centre Pompidou

Une pensée en archipel

Manifestation inédite les Immaterieaux sont le fruit d’une expérimentation aussi bien philosophique que scénographique et muséale. Bernard Blistène en décrit les axes majeurs et les temps forts.

Dérive dans le labyrinthe

Bernard Blistène parcours l’exposition et ses différents sites – une expérience rendu possible aujourd’hui grâce à un site internet en réalité virtuelle.

Plan de l’exposition Les Immatérieaux, P. Delis © Centre Pompidou

Archives, modèle et postérité d’une manifestation inédite

Quelles sont les archives de cette manifestation d’un genre nouveau ? Par cette question, c’est l’histoire des Immatériaux qui est interrogée, ses origines et son actualité.

Capture d’écran de Beyond Matter - réinterprétation virtuelle des Immatérieux © Centre Pompidou



VueatelierNB

© DR

Mentions légales | Recevoir nos informations